III

 

 

La reine Électra était reconnue pour son tempérament bouillant et ses idées bien arrêtées, et elle n’autorisait pas qu’on la contredît. Depuis l’assassinat d’Hitovo le Chien, son ancien mari, qu’elle avait épousé alors qu’elle était enceinte d’un avatar de la déesse Artémis, elle régnait seule, d’une poigne de fer, sur Veliko Tarnovo et sur les terres composant son royaume. Grâce aux extraordinaires pouvoirs du lac capables de transformer les hommes en loups, elle avait mené contre Byzance une bataille sanglante dont elle était ressortie victorieuse ! Quatorze ans plus tôt, son armée avait accompli un véritable génocide sur les rives du Bosphore. Depuis, elle s’était contentée de fermer ses frontières et d’attendre que son fils grandisse en âge et en raison afin qu’il lui succédât. Mais le rôle de mère et d’éducatrice avait été plus difficile à endosser que celui de reine. Le Râjâ était un enfant turbulent qui n’hésitait pas à fuguer à la moindre occasion, à mordre les serviteurs du palais uniquement par plaisir et à hurler comme un fauve en plein milieu de la nuit. Ses professeurs de musique et de combat à l’épée, excédés, étaient sur le point d’abandonner leur enseignement, et Phoebe, qui s’occupait tous les jours de lui, n’arrêtait pas de se plaindre à la reine du comportement déplacé du garçon. Électra avait beau punir son fils en l’enfermant dans sa chambre ou en le privant de nourriture, rien à faire, il avait la tête dure comme un caillou et recommençait aussitôt ses âneries une fois la punition levée. Elle qui avait cru que son garçon, de par ses origines divines, deviendrait tout naturellement un être de raison capable de gouverner le peuple avec intelligence, se trouvait maintenant bien embêtée. À moins d’un miracle, le Râjâ ne serait jamais prêt à régner. Heureusement, il y avait Sénosiris. Il était le seul être humain que le garçon écoutait avec diligence. Voilà pourquoi Électra l’appelait souvent en renfort.

Aujourd’hui, elle faisait les cent pas dans la grande chambre de son fils, hors d’elle, en grognant comme une louve enragée. Elle avait des idées d’infanticide et se demandait si elle ne céderait pas à ses plus bas instincts. La femme rongeait littéralement les murs en espérant que son conseiller se présente rapidement. Pendant ce temps, le Râjâ, tête baissée et figure démontée, se tourmentait en espérant que sa mère lui laisse la vie sauve. Dans la chambre du garçon, l’atmosphère était lourde et la tension, palpable.

— Vous m’avez fait demander ? s’enquit l’Égyptien essoufflé en pénétrant dans la pièce. Que se passe-t-il ?

— C’est LUI ! Encore LUI et toujours LUI ! Mon vilain fils qui n’a aucun respect pour sa mère et encore moins pour ce royaume ! s’exclama la reine. Imagine-toi, mon cher conseiller, qu’il m’a fait venir dans sa chambre pour m’annoncer une grande nouvelle ! Allez, vaurien ! Explique à Sénosiris ce que tu viens tout juste de décider !

— Oh, je vois…, fit l’Égyptien, maintenant au cœur de la tempête.

— Avant de le tuer, mon bon Sénosiris, je voulais te demander de traduire ce qu’il me demande… Je crois avoir très bien compris, mais je veux en être tout à fait certaine ! VAS-Y, JEUNE IMPERTINENT ! REDIS-NOUS CE QUE TU VIENS TOUT JUSTE DE M’EXPLIQUER !

Le Râjâ, la mine basse, fit une série de signes que l’Égyptien décoda facilement.

— Il dit qu’il ne veut plus être le Râjâ, lui traduisit le conseiller. Il aimerait mieux être Osiris. D’ailleurs, il souhaite avoir un prénom… il veut qu’on l’appelle ainsi… c’est-à-dire Osiris. Aussi, il ne désire plus être roi et préférerait vivre dans les bois… Il veut partir d’ici, tout de suite… et… et devenir un chasseur de lapins.

— Mon fils veut qu’on le nomme Osiris et désire devenir un chasseur de lapins, c’est bien cela ? demanda la reine en serrant les dents. Les dieux l’ont envoyé sur terre pour qu’il gouverne le monde, mais LUI, il préfère chasser le lapin ?!

— C’est ce qu’il vient tout juste de dire, en effet…, confirma Sénosiris, amusé par la scène. Mais ne vous en faites pas, Électra, il est encore jeune et changera sûrement d’idée dans quelques années.

— Je ne trouve pas cette situation très drôle, moi !

— Désolé, je ne voulais pas vous offenser…

— Veux-tu dire à mon entêté de fils qu’il a déjà un nom royal et qu’il se prénomme le RÂJ ! Je ne sais pas qui est cet Osiris et comment ce nom lui est arrivé dans la tête, mais il ne changera PAS de nom !

Le jeune garçon poussa un grognement de frustration.

— Vous savez, Électra, votre fils est muet, mais pas sourd… Je crois qu’il a bien saisi ce que vous venez de dire. Je peux vous éclairer sur le nom Osiris, il s’agit d’un grand personnage qui fait partie intégrante des croyances de mon peuple. C’est une figure très positive qui…

— Tais-toi, Sénosiris ! Je ne veux plus entendre parler de ce souverain et je ne veux plus que tu racontes tes histoires abracadabrantes à mon fils ! Celui-ci est trop influençable !

— Très bien…, acquiesça l’Égyptien en baissant la tête.

Durant quelques secondes, le silence envahit la pièce, puis la reine retrouva un peu de son sang-froid.

— Je comprends, Sénosiris, que l’histoire du règne du roi Osiris est certainement bien belle dans ton pays, mais ici… tu comprends, ce n’est pas l’Égypte ! Tes contes ont enflammé l’imagination du Râjâ et je crois qu’il est maintenant assez âgé pour se passer de ces facéties. Mon fils doit commencer à prendre son rôle de futur souverain au sérieux et cesser de rêver à des pays lointains qu’il ne verra jamais. Je ne peux pas t’empêcher de parler de ton pays au Râjâ, mais, je t’en prie, fais-le avec plus de nuances désormais ! Tu as une énorme influence sur lui et il boit tes paroles comme de l’eau.

— Je serai plus attentif, ma reine, je vous le promets…, fit Sénosiris.

— J’ai confiance en toi, répondit la reine. J’ai toujours confiance en toi, mon brave conseiller… Je vous laisse afin que tu discutes un peu avec lui, mais surtout que tu trouves le moyen de lui enlever ces stupides idées de la tête. À plus tard.

— Au revoir, Électra.

La reine quitta la pièce avec soulagement, sous le regard discret de l’Égyptien. Dans sa grande robe noire qui lui donnait l’allure d’une veuve, la reine était tout simplement magnifique. Cette femme au caractère bouillant avait de l’élégance même dans ses pires colères, ce qui la rendait encore plus séduisante et désirable.

Une fois qu’elle eut disparu, l’Égyptien se retourna vers le Râjâ.

— Nous voilà dans de beaux draps ! s’exclama-t-il avec un sourire dans la voix. Tu as de ces idées parfois ! Croyais-tu vraiment que ta mère allait consentir à ce que tu changes de nom ?

— Électra – énerver – moi. Électra – refuser – tout – toujours. Je – détester – Électra, dit le garçon avec quelques signes bien marqués.

— Mais non, elle ne refuse pas tout ! Cet été, lorsque je lui ai demandé de te laisser un peu plus de liberté, elle l’a fait, non ?

— Maintenant – Électra – refuser – laisser – moi – sortir.

— Oui, mais c’est l’hiver, petit frère ! Tu devrais comprendre, il fait plus froid et elle croit que tu te feras des engelures… Je te rappelle qu’hier, il a neigé !

— Moi – couvert – poil. Pas – froid.

— Bon ! soupira Sénosiris. Allons dissiper cette mauvaise humeur avec un peu d’exercice, veux-tu ? Laisse-moi me vêtir convenablement et nous irons en forêt… J’en profiterai pour marquer des arbres à couper et évaluer la quantité de bois dont j’aurai besoin pour mon prochain projet… Ce sera notre secret ! Je n’en parlerai pas à ta mère !

— Nouveau – projet ?

— Je t’expliquerai plus tard… Rejoins-moi au quadrige, je vais demander aux palefreniers d’y atteler les chevaux ! On fera un peu de vitesse !

— Excellent ! répondit le Râjâ en deux courts mouvements.

Comme le vent froid d’hiver risquait à tout moment de se lever, Sénosiris s’habilla chaudement d’un long manteau de fourrure et d’une lourde cape. Depuis qu’il avait quitté l’Égypte pour s’installer à Veliko Tarnovo, il ne s’était jamais adapté aux hivers humides des forêts du nord. Chaque saison arrivait avec son lot d’avantages et d’inconvénients, mais l’hiver était pour lui la pire de toutes. Habitué à la chaleur constante du soleil, Sénosiris grelottait pendant des mois en espérant que le printemps arrive rapidement. Il avait beau surchauffer sa gigantesque demeure et remplir ses cheminées, rien ne semblait pouvoir venir à bout du froid.

Contrairement au conseiller, le jeune Râjâ était, pour sa part, amoureux de la saison froide. Pendant l’hiver, son épaisse fourrure cessait de le faire souffrir de la chaleur et il pouvait courir pendant des heures sans s’arrêter pour boire ou se reposer. De plus, il aimait sentir la neige fondre entre ses doigts et respirer l’air vivifiant de la nuit. Ce fut donc avec empressement, mais prudence, que le garçon quitta le palais. Sans bruit, il réussit à passer la garde sans attirer l’attention et traversa à toute vitesse la cour intérieure jusqu’aux écuries.

Impatient, il attendit l’arrivée de Sénosiris en faisant les cent pas.

Une fois que le conseiller fut arrivé, le jeune Râjâ et lui montèrent dans le char. Sénosiris fit claquer son fouet et les quatre chevaux se mirent en route. Ils passèrent rapidement la haute porte de la ville, puis gagnèrent la route de terre. Sénosiris, enivré par la vitesse, prit un malin plaisir à pousser les bêtes au grand galop. Le voyage jusqu’à la profonde forêt de pins de l’ouest leur parut durer quelques minutes à peine. Pourtant, ils s’étaient éloignés de Veliko Tarnovo de plusieurs lieues.

Quand ils parvinrent à destination, Sénosiris fut encore une fois charmé par la tranquillité de la forêt. Dans un lent mouvement, les arbres, dont les cimes entremêlaient leurs branches, laissaient échapper de petits cliquetis à peine audibles. Parfois, le claquement sourd d’un tronc frileux venait rompre les cris lointains de quelque corneille en manque d’attention.

« Il n’y a que les forêts du nord pour procurer une telle sensation de paix et d’harmonie, pensa Sénosiris, en contemplation. Le Nil et ses paysages ont leurs charmes, mais ici, le temps paraît s’être définitivement arrêté… »

— Moi – courir – dans – forêt ? demanda le jeune garçon avec empressement.

— Euh… oui, mais pas trop loin…, lui répondit Sénosiris en émergeant de ses pensées. Après tout, nous sommes venus ici pour cela, non ? Cependant, j’ai du travail ici jusqu’à la tombée du soleil. Seras-tu de retour avant le crépuscule ?

— Oui – inquiéter – pas… Moi – vite – de – retour.

— Tant mieux, car j’aimerais revenir à la ville de jour… Sinon, le voyage de soir nous prendra un temps fou. Il ne faudrait pas qu’Électra découvre notre petite escapade, n’est-ce pas ? Je crois qu’elle n’en serait pas très heureuse !

— De retour – moi – avant – soleil – couché – promesse.

— Alors, va et amuse-toi bien ! Si tu reviens et que tu ne me vois pas, regarde autour de cette colline, tu m’y trouveras en train de marquer des arbres. Il y a quelques beaux spécimens que je ferai scier par nos bûcherons. Et ne mange pas trop de lapin cru ! Je te rappelle que nous avons un dîner ce soir !

Le Râjâ déguerpit comme une flèche entre les arbres. Libre enfin de courir à sa guise, il poussa un hurlement de joie avant de disparaître dans la forêt.

Grâce à sa physionomie particulière, il était capable de courir à quatre pattes aussi vite qu’un loup en chasse. Bondissant comme un animal sauvage, le jeune garçon possédait aussi un odorat hors du commun et une ouïe plus fine que celle de tout être humain normal. Une fois qu’il était échauffé, il avait la force et la résistance d’un ours, et ses mouvements avaient l’adresse et la fluidité de ceux d’un félin. Il pouvait aussi bien grimper aux arbres que bondir d’un tronc à l’autre. Sauter par-dessus de petites rivières l’amusait autant qu’épuiser les écureuils qu’il prenait en chasse, mais son sport préféré était indubitablement la chasse aux lièvres sauvages. Jamais il ne tuait ses proies par plaisir, mais plutôt pour les avaler au complet. De la queue aux oreilles, il avalait tout, sans même prendre le soin de leur retirer la fourrure ou de les faire cuire un peu. Les petits os fragiles et la viande encore chaude qu’il mastiquait longuement avant de l’avaler étaient pour lui un régal incomparable. Mais si le Râjâ n’avait pas faim, jamais il ne tuait ses prises. Une fois l’animal capturé, il se contentait de lui caresser la tête et il le libérait simplement ensuite. Le lièvre regagnait vite son terrier en remerciant le ciel que son prédateur ait changé d’humeur.

Dans les bois, le Râjâ se sentait chez lui. Terminées les civilités, la politesse et l’étiquette. Mais surtout, plus de longs reproches de sa mère sur son comportement. Il pouvait vivre librement et faire tout ce qui lui plaisait. Entre les arbres, il était un animal comme les autres et laissait libre cours à ses envies. La vie animale était tellement plus simple et plus facile. Dormir à la belle étoile, manger quelques lièvres et boire à même l’eau cristalline des rivières, voilà en quoi consistait l’essence même de la vie. Ici, point d’or et de richesse, et une seule loi à respecter, celle du plus fort. Pas d’influence, de corruption ou de politique dans la forêt. Pas non plus d’hypocrisie, de faux-semblants ou de médisance. Pour survivre, il fallait être rapide, intuitif et sans pitié. Trois qualités que les humains avaient, depuis des années, remplacées par l’éloquence, la ruse et la sagesse. Une perte de temps, dans l’esprit un peu rebelle du jeune Râjâ.

Mais qu’importe toutes ces théories, il lui fallait pour l’instant profiter le plus possible de sa liberté. Le garçon se devait de savourer ce moment, car sentir la terre gelée entre ses doigts et l’air glacé dans ses poumons l’enivrait au plus haut point. Il aurait grand besoin de ces souvenirs pour supporter son quotidien au palais. Tel un prédateur affamé, il posa le nez sur le sol pour respirer la terre. Il y avait certainement quelques lièvres à terrifier dans les alentours.

Ce jour-là, cependant, ce ne fut pas un animal qui attira son attention, mais plutôt une douce odeur de lait de chèvre et de muguet frais. Comme il reniflait la piste, le Râjâ entendit les cris lointains d’une enfant apeurée. Se laissant guider par le son, puis par son odorat, il arriva bientôt au faîte d’un escarpement où une fillette un peu plus jeune que lui scrutait l’horizon en appelant son père. Curieux, le Râjâ s’approcha sans faire de bruit et se cacha derrière un arbre pour l’observer. Il la trouva tout de suite très mignonne avec son grand manteau de fourrure blanche refermé à la taille par une large ceinture. Elle chaussait des bottes confectionnées avec le même pelage et portait un chapeau en cuir d’où s’échappaient de longs cheveux bruns tressés en deux nattes bien distinctes. Sur sa cuisse droite, une dague au manche d’argent était glissée dans un étui serti de pierres précieuses. Dans sa détresse, la petite s’exprimait dans la langue des Thraces, mais elle avait un accent que le Râjâ n’avait jamais entendu.

Emporté par son désir de l’admirer de plus près, le futur roi de Veliko Tarnovo voulut se rapprocher et il mit malencontreusement le pied sur une branche sèche qui se brisa dans un craquement bien sonore. Aussitôt, la fillette dégaina sa dague comme une vraie guerrière et se retourna vers la forêt, prête à combattre pour sa vie.

— Qui est là ? demanda-t-elle avec un trémolo dans la voix. Répondez ! Est-ce toi, père ?

Le Râjâ, déçu par sa maladresse, eut un soupir d’exaspération. Ensuite, tentant de son mieux de ne pas se faire repérer, il se glissa lentement derrière un buisson. Encore une fois, il fit craquer quelques branches séchées.

— Je t’ai vu ! lança brutalement la fillette. Montre-toi tout de suite ou tu auras affaire à moi. Sache que si c’est toi, mon stupide frère, je te ferai chèrement payer cette mauvaise blague !

Ne sachant que faire et ne pouvant lui répondre, le Râjâ se laissa tomber sur ses mains et, à quatre pattes, il sortit lentement de sa cachette. Si la jeune fille le prenait pour une quelconque bête de la forêt, elle se détournerait peut-être de lui.

— Oh, un chien ! s’exclama-t-elle, soulagée. Tu es perdu, toi aussi ? Allez, viens, mon beau, viens ici, nous essaierons de retrouver notre chemin ensemble. Ici, mon chien ! Allez !

Embarrassé, le Râjâ s’avança de quelques pas. Il avait cru que la fillette allait simplement le laisser tranquille ; il comprit alors qu’il n’avait pas imaginé le bon scénario. La fille avait rangé son arme et l’appelait toujours. Le Râjâ pensa qu’elle s’apercevrait bien vite que la créature qu’elle prenait pour un gros toutou perdu portait à la taille une jupe égyptienne ornée d’une ceinture de cuir perlé. Il n’y avait rien de canin dans cet accoutrement.

En demeurant à bonne distance, le garçon décida alors de jouer le tout pour le tout et de se redresser. Il demeura debout sur ses jambes afin que la jeune Thrace puisse le voir.

Devant le spectacle de ce chien acrobate se tenant maintenant sur deux pattes, la fillette se frotta les yeux, mais n’eut pas le réflexe de mettre la main sur sa dague. Elle avait devant elle une créature complètement poilue portant un vêtement étrange à la taille, et qui ne semblait nullement incommodée par le froid. Elle recula malgré tout d’un pas, prête à fuir si la rencontre tournait mal.

— Tu es un ours savant ?!

Le Râjâ s’avança de quelques pas et se contenta de lui adresser son plus beau sourire. Il lui fit aussi un signe de la main pour lui dire bonjour.

— Mais qui es-tu, toi ? Un satyre ? Un dieu de la forêt ?

À l’aide de quelques gestes, le garçon essaya d’indiquer qu’il ne pouvait pas parler, mais la fillette ne semblait pas comprendre.

— Pourquoi tu bouges ainsi ? Tu es blessé ?

Sans montrer aucun signe d’agressivité, le Râjâ fit encore quelques pas en avant afin de se rapprocher un peu plus.

— Oh ! je sais ! fit soudainement la fillette, tout impressionnée. Tu es Pan ! Mon père m’a souvent parlé de toi ! Tu es le fils du grand Hermès… Tu es tellement laid que tu fus la risée de toutes les divinités de l’Olympe lorsqu’on t’y présenta… Tu es le protecteur de la nature et de la vie sauvage, c’est bien cela ? C’est toi, Pan ?

Le Râjâ, un peu étonné par ce récit qu’il ne connaissait pas, fit spontanément oui de la tête. Après tout, il n’avait rien à perdre à se faire passer pour ce Pan. Il s’agissait d’un pieux mensonge qui faciliterait sûrement la communication.

— Approche, Pan. Je suis enchantée de te connaître ! Moi, je m’appelle Misis…

« Misis ?! » pensa le Râjâ, surpris.

Ce nom lui rappelait la magnifique histoire d’Osiris et de sa sœur Isis. C’était un très joli prénom, rempli de douceur et de mystère.

Le garçon franchit finalement la distance qui les séparait et se retrouva tout près de la jeune Thrace.

— Rassure-toi, Pan, je ne suis pas là pour détruire ou endommager la forêt ! J’ai grimpé jusqu’en haut de cet escarpement parce que je tente de retrouver mon chemin. J’étais avec mon père et mon jeune frère. Tous les trois, nous campions dans la forêt, car mon père est chercheur d’or. Quand il est parti pour faire son travail, il m’a dit qu’il serait rapidement de retour et m’a demandé de bien surveiller mon frère, ce que j’ai fait. Seulement, je ne sais pas pourquoi, celui-ci s’est élancé d’un coup dans la forêt, comme s’il avait vu une bête sauvage. J’ai bien essayé de le rattraper, mais j’ai perdu sa trace. Quand j’ai voulu revenir au campement, j’ai compris que j’étais perdue… Lorsqu’il sera de retour, je te jure que mon père ne sera pas trop content ! Dis-moi, ce sont mes cris qui t’ont conduit jusqu’à moi ?

Le Râjâ sourit, puis opina du bonnet.

— Beurk ! Tu as de vilaines dents, tu sais ?! s’exclama la fillette, impressionnée par les canines de son nouvel ami. C’est bizarre, mais je ne t’imaginais pas comme cela… En fait, même si tes dents sont affreuses, tu es beaucoup plus beau que ne le disent les gens. Et tu n’as pas l’air méchant du tout ! Approche que je te caresse la tête.

Sans demander d’explications, le Râjâ se mit à genoux à côté de Misis et sentit les doigts de la jeune fille glisser sur son crâne, jusque derrière ses oreilles. Un frisson de bien-être le fit involontairement pousser un petit râlement de bonheur. Cette innocente caresse était une pure délectation pour le Râjâ. Pour la première fois de sa vie, il était caressé par une autre personne que sa mère, et cette sensation nouvelle emplit son cœur d’une grande légèreté. Sans le savoir, Misis venait de planter les semences d’un amour qui allait bientôt grandir en lui.

— Qui touche la tête de Pan, trouve son trésor dans la forêt ! s’exclama Misis, trop heureuse d’avoir piégé la divinité. Alors, tu me donnes ton trésor ?

Toujours à genoux, les yeux révulsés de bonheur, il haussa les épaules pour lui faire comprendre qu’il ne savait pas du tout de quoi elle parlait.

— Mais oui… ton trésor, insista la fillette. C’est bien connu que tu dois donner ton trésor à quiconque arrive à te toucher la tête ! Tu ne le savais pas ? Ou bien… tu me mens pour pouvoir garder ton or et tes bijoux ! Ce doit être cela… Tu es un menteur !

Pour ne pas la décevoir, le Râjâ enleva la ceinture de perles décoratives qu’il avait autour de la taille et il la lui offrit en cadeau.

— Oh ! fit Misis. C’est pour moi ? C’est tellement beau ! Quel beau trésor, je suis bien contente ! Maintenant, cela veut dire que nous sommes amis. Tu viendras me voir à Odessos, Pan ? J’aimerais bien te présenter à ma famille… Nous pourrions nous baigner dans la mer et…

De brusques mouvements dans la forêt se firent soudainement perceptibles. Misis se tut et posa la main sur sa dague. Le Râjâ perçut rapidement les odeurs caractéristiques d’une dizaine d’animaux, des loups plus particulièrement.

— Je crois que ce sont des loups, Pan… Mon père… il m’avait bien avertie de ne pas m’éloigner… Tu peux leur dire de partir, Pan ?!

Le garçon regarda attentivement autour de lui et comprit tout de suite que Misis et lui étaient maintenant encerclés. La meute les avait coincés au bord de l’escarpement. À moins de faire un saut dans le vide, il n’y avait pas d’issue possible.

Le chef, la queue haute dans les airs et les crocs bien en évidence, fit un bond et se planta à un jet de pierre du jeune couple. Les autres bêtes, s’avançant hors des fourrés, commencèrent à grogner et à pousser de petits cris d’excitation.

C’était la première fois que le Râjâ voyait un véritable loup. Il avait bien croisé quelques guerriers de Veliko Tarnovo qui, s’étant soumis aux pouvoirs du lac sacré, avaient été transformés en animaux, mais il n’avait jamais fait la rencontre d’une vraie bête. Fasciné, il admira son pelage et ses longues pattes, puis fut étonné de constater la taille de son museau. De son côté, le loup prit aussi quelques instants pour regarder l’étrange créature qui se tenait devant lui. Curieusement, il avait l’allure d’un humain, mais son odeur était celle d’un animal.

— Tu vois comme il te regarde, Pan ! s’exclama Misis, apeurée. Je crois qu’il veut te dire quelque chose…

La petite avait deviné juste ; le chef de la meute demandait au Râjâ de quitter les lieux et de lui céder sa proie. L’alpha ne voulait pas s’en prendre à lui, mais espérait être assez intimidant pour gagner la jeune humaine. Par de petits mouvements de tête répétitifs, il ordonnait au Râjâ de lui donner sa jeune proie. De toute évidence, il s’agissait d’un ultimatum.

— Ne me laisse pas, Pan…, dit Misis en se serrant contre lui. Demande-leur de partir… J’ai peur, Pan.

Cette attitude hautaine et arrogante de la part du loup éveilla chez le garçon une rage qu’il n’avait jamais ressentie auparavant. Misis était à lui, et à lui seul ! C’était lui qui l’avait trouvée en premier, et il ne l’abandonnerait pas sans se battre.

Ses yeux plongés dans ceux du chef de la meute, le Râjâ soutint le regard de l’animal qui considéra cette provocation comme un défi. Le loup s’avança de quelques pas vers le garçon qui, pour répondre à ce rival, tomba à quatre pattes. Il marcha ensuite à sa rencontre, les poils hérissés et les crocs sortis.

Sous les regards de la meute et de Misis, les deux adversaires se toisèrent. Bien que le loup possédât une force et un caractère hors du commun, il avait pour la première fois devant lui un opposant doté d’une volonté inflexible. Dans les yeux du Râjâ, il était possible de voir toute la puissance de la rage animale, doublée de cette ténébreuse envie de tuer si caractéristique des humains. Malgré son jeune âge, le garçon ne craignait pas de lutter contre un loup adulte. Pour protéger Misis, il aurait la force de mater la meute entière.

L’alpha comprit rapidement qu’il avait devant lui un adversaire redoutable. Capable de tuer par plaisir et par vengeance, cette créature mi-humaine mi-animale avait en elle une furieuse envie de sang. Dans son œil brillait un éclair d’intelligence que le loup n’avait jamais vu chez une autre espèce. Même s’il essayait de ruser avec la meute afin de lui voler la fillette, la bête n’hésiterait pas à se lancer à ses trousses dans la forêt. La créature les retrouverait les uns après les autres et goûterait leur sang en guise de vengeance. Elle se repaîtrait ensuite de la chair chaude de leurs cadavres. S’il engageait le combat, c’en était fait de lui et de sa meute.

« Attaque-moi et je t’ouvrirai le ventre de mes mains, grognait à ce moment le Râjâ, dont la colère et la rage faisaient bouillir le sang. Si tu touches à Misis, je me vengerai et j’exterminerai ta meute, ta louve et toute ta descendance. Soumets-toi à ma volonté, ou tu subiras ma colère… »

Le loup décida sagement de ne pas engager le combat et baissa la tête. Devant les yeux ahuris des membres de sa meute, le chef se laissa choir sur le sol et urina quelques gouttes sous lui. Le message était clair : il se soumettait entièrement et totalement au Râjâ.

Toujours sur ses gardes, mais heureux de constater qu’il n’aurait pas à combattre pour conserver Misis, celui-ci s’avança vers le loup et le saisit à la gorge. La meute comprit que son chef avait abandonné la partie et qu’il n’y aurait pas de fillette à dévorer au menu pour le repas du soir. Les crocs plantés dans la fourrure de son ennemi, le garçon sentit tout de suite que la bête était définitivement vaincue et qu’il ne servait à rien d’aller plus loin. Il retira lentement ses crocs du cou de l’animal et revint près de Misis.

Couché par terre, le loup ne bougeait plus. Il avait refusé le combat, et cette judicieuse décision venait de lui sauver la vie. En signe de soumission, il rampa jusqu’au Râjâ et lui lécha le nez. Le garçon caressa doucement la tête et les oreilles de son nouvel ami. Une fois la hiérarchie bien établie, pas de rancune entre les loups.

— Tu es vraiment extraordinaire, Pan ! s’exclama Misis, tout émerveillée. Tu l’as apprivoisé, d’un coup, comme ça ! Ce doit être merveilleux de pouvoir parler aux animaux. Tu pourras me montrer un jour ? J’aimerais beaucoup discuter avec les oiseaux… Euh, dis-moi, tu crois que je peux le caresser, moi aussi ?

Le Râjâ acquiesça et Misis tendit doucement la main vers les oreilles pointues du loup.

— Wow ! fit-elle ravie. C’est la première fois que je touche à un animal sauvage vivant… Parfois, lorsque les chasseurs d’Odessos rapportent des cerfs ou des sangliers, je leur demande de me donner un petit bout de fourrure. Mais là, c’est beaucoup plus doux…

À la suite de la défaite de leur chef et de son abdication devant le Râjâ, les autres membres de la meute s’avancèrent prudemment pour rejoindre le garçon et sa compagne. Bientôt, ils furent tous agglutinés autour des enfants, prêts à leur tour à recevoir des caresses.

— Je ne regrette pas du tout de m’être perdue ! s’exclama Misis, au comble de la joie. J’ai tellement hâte de raconter cette histoire à mes amies, elles ne voudront jamais me croire ! Quand je leur dirai que j’ai rencontré Pan dans la forêt et qu’il a apprivoisé une meute de loups juste pour moi, elles seront vertes de jalousie. Moi qui voulais ton trésor, Pan, je trouve que c’est un cadeau qui vaut tout l’or du monde ! Je suis vraiment contente de te connaître !

Pour le Râjâ, l’événement était tout aussi extraordinaire. Pour la première fois de sa vie, le garçon s’était laissé dominer par son instinct animal et il avait réussi à soumettre une bête puissante et crainte. Sans qu’il en fut vraiment conscient, ce premier contact avec les loups marquait un passage important de sa vie d’enfant à celle d’adulte.

— Quand nous en aurons terminé avec eux, tu voudras bien m’aider à retrouver mon chemin, Pan ? Sans toi, je n’y arriverai pas…

Le garçon pensa à la promesse qu’il avait faite à Sénosiris et aux conséquences que son escapade allait avoir à Veliko Tarnovo. Seulement, il ne pouvait pas abandonner Misis à son sort dans la forêt. Quelqu’un devait s’occuper d’elle et se charger de la ramener à Odessos. Et il n’y avait personne de mieux placé que lui pour faire ce travail.

Les enfants de Börte Tchinö
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